Mais tu...

   Je... J'ai perdu tous les gens que j'aimais en cours de route et...

   Et?

   Et quand je te disais l'autre jour que je n'avais que toi au monde, ce n'était... Oh et puis, merde ! Tu vois, hier c'était mon anniversaire. J'ai eu vingt- sept ans et la seule personne qui se soit manifestée, c'est ma mère hélas. Et tu sais ce qu'elle m'a offert ? Un livre pour maigrir. C'est drôle, non ? Peut-on avoir plus d'esprit, je te le demande ? Je suis désolée de t'emmerder avec ça, mais il faut encore que tu m'aides Philibert... Encore une fois... Après je ne te demanderai plus rien, c'est promis.

   C'était ton anniversaire hier ? se lamenta-t-il. Pourquoi tu ne nous as pas prévenus ?

    On s'en fout de mon anniversaire ! Je t'ai raconté cette anecdote, c'était pour faire pleurer Margot mais en réalité, ça n'a aucune importance...

    Mais si ! Moi j'aurais bien aimé t'offrir un cadeau...

   Eh ben, vas-y : offre-le-moi maintenant.

   Si j'accepte, tu me laisseras me rendormir ?

   Oui.

   Eh bien oui, alors...

Bien sûr, il ne se rendormit pas.

A sept heures, le lendemain, elle était déjà sur le pied de guerre. Elle était allée à la boulangerie et avait ramené une ficelle pour son gradé préféré.

Quand celui-ci entra dans la cuisine, il la trouva

accroupie sous l'évier.

    Bouh... gémit-il, les grandes manœuvres... déjà ?

  Je voulais t'apporter ton petit déjeuner au lit, mais je n'ai pas osé...

   Tu as bien fait. Je suis le seul à savoir doser mon chocolat.

    Oh, Camille... assieds-toi, tu me donnes le tournis...

     Si je m'assois, je vais encore t'annoncer quelque chose de grave...

   Misère... Reste debout, alors...

Elle s'assit en face de lui, posa ses mains sur la table et le regarda droit dans les yeux :

   Je vais me remettre au travail.

   Pardon ?

  J'ai posté ma lettre de démission tout à l'heure en descendant...

Silence.

   Philibert ?

   Oui.

   Parle. Dis-moi quelque chose...

II abaissa son bol et se lécha les moustaches :

   Non. Là je ne peux pas. Là, tu es toute seule, ma belle...

    Je voudrais m'jnstaller dans la chambre du fond...

   Mais Camille... C'est un vrai capharnaùm, la dedans !

   Avec un milliard de mouches crevées, je sais. Mais c'est la pièce la plus lumineuse aussi, celle qui fait l'angle avec une fenêtre à l'est et l'autre au sud...

   Et le bazar ?

   Je m'en occupe...

II soupira :

   Ce que femme veut...

   Tu verras, tu seras fier de moi...

   J'y compte bien. Et moi ?

   Quoi ?

    J'ai le droit de te demander quelque chose aussi?

   Ben oui...

II se mit à rosir :

    I... imagine que tu... tu veuilles o... offrir un ca... cadeau à une jeune fille que tu... tu ne

co... connais pas, tu... tu fais qu... quoi ? Camille le regarda par en dessous :

   Pardon ?

   Ne... ne fais pas... pas l'idiote, tu... tu m'as très bien en... entendu...

   Je sais pas, moi, c'est pour quelle occasion ?

   Pas... pas d'occasion pa... particulière...

   C'est pour quand ?

   Sa... samedi.

   Offre-lui du Guerlain.

   Pa... pardon ?

   Du parfum...

   Je... Je ne saurai jamais choi... choisir...

   Tu veux que je vienne avec toi ?

   Si... s'il te plaît...

    Pas de problème ! On ira pendant ta pause déjeuner...

   Me... merci...

   Ca... Camille ? -Oui?

   C'est... c'est juste une a... une amie, hein ? Elle se leva en riant.

   Bien sûr...

Puis, avisant les chatons du calendrier des Postes

     Oh, ben ça par exemple ! C'est la Saint- Valentin samedi. Tu le savais, toi ?

II replongea au fond de son bol.

   Allez, je te laisse, j'ai du boulot... Je passerai te prendre au musée à midi...

II n'était pas encore remonté à la surface et glougloutait encore dans son marc de Nesquick quand elle quitta la cuisine avec son Ajax et sa batterie d'épongés.

Quand Franck revint pour sa sieste en début d'après-midi, il trouva l'appartement désert et sens dessus dessous :

   Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel encore

?

II émergea vers cinq heures. Camille était en train de se battre avec un pied de lampe :

   Qu'est-ce qui se passe ici ?

   Je déménage...

   Tu vas où ? pâlit-il

    Ici, fit-elle en lui indiquant la montagne de meubles cassés et le tapis de mouches mortes, puis écartant le bras : Je te présente mon nouvel atelier...

   Nan? -Si!

   Et ton boulot ?

   On verra...

   Et Philou ?

-Oh... Philou...

   Quoi ?

   II est dans l'heure bleue, lui...

   Hein ?

   Non, rien.

   Tu veux un coup de main ?

   Et comment !

Avec un garçon c'était beaucoup plus facile. En une heure, il avait transporté tout le bordel dans la pièce d'à côté. Une chambre dont les fenêtres étaient condamnées pour cause de « jambages défectueux

»...

Elle profita d'un moment calme — il buvait une bière fraîche en mesurant l'ampleur du travail accompli -pour envoyer sa dernière salve :

      Lundi prochain, à l'heure du déjeuner, je voudrais fêter mon anniversaire avec Philibert et toi...

   Euh... Tu veux pas faire ça le soir, plutôt ?

   Pourquoi ?

    Ben tu sais bien... Le lundi, c'est mon jour de corvée...

    Ah, oui, pardon, je me suis mal exprimée : lundi prochain, à l'heure du déjeuner, je voudrais fêter mon anniversaire avec Philibert et toi et Paulette.

   Là-bas ? A l'hospice ?

    Ben non ! Tu vas nous dégoter une petite auberge sympathique quand même !

   Et comment on y va ?

      Je m'étais dit qu'on pourrait louer une voiture...

II se tut et réfléchit jusqu'à la dernière gorgée.

    Très bien, fit-il en pliant sa canette, le truc c'est qu'après elle sera toujours déçue quand je viendrai tous seul...

   Ça... Y a des chances...

  Faut pas te sentir obligée de faire ça pour elle, hein ?

   Non, non, c'est pour moi.

   Bon... Pour la caisse, je m'arrangerai... J'ai un pote qui sera trop content de me l'échanger contre ma bécane... C'est vraiment dégueulasse toutes ces mouches...

   J'attendais que tu sois réveille pour passer 1 aspirateur...

   Ça va, toi ?

   Ça va. Tu l'as vu ton Ralph Lauren ?

   Non.

  Ch'est choublime, lé petit chiench, elle est très countente...

   Tu vas avoir quel âge ?

   Vingt-sept ans.

   T'étais où avant ?

   Pardon ?

   Avant d'être ici, t'étais où ?

   Ben là-haut !

   Et avant ?

    On n'a pas le temps, là... Une nuit où tu seras là, je te raconterai...

   Tu dis ça et puis...

  Si, si, je me sens mieux, là... Je te raconterai

la vie édifiante de Camille Fauque...

   Ça veut dire quoi, édifiante ?

   Bonne question...

   Ça veut dire « comme un édifice » ?

   Non. Ça veut dire « exemplaire » mais c'est ironique...

-Ah?

    Comme un édifice qui serait en train de se casser la gueule si tu préfères...

   Comme la tour de Pise ?

   Exactement !

       Putain, c'est chaud de vivre avec une intello...

   Mais, non ! Au contraire ! c'est très agréable

!

      Nan, c'est chaud. J'ai toujours peur de faire des fautes d'orthographe... Qu'est-ce que t'as mangé à midi ?

    Un sandwich avec Philou... Mais j'ai vu que tu m'avais mis quelque chose dans le four, je le prendrai tout à l'heure... Merci au fait... C'est super bon.

   De rien. Allez, j'y vais...

   Et toi, ça va ?

   Fatigué...

   Ben dors !

  Je dors pourtant, mais je sais pas... J'ai plus la niaque... Allez... J'y retourne.

  Alors ça... On ne te voit plus pendant quinze ans et maintenant t'es fourré là presque tous les jours !

   Bonjour Odette.

Baisers sonores.

   Elle est là ?

   Non, pas encore...

    Bon, ben on va s'installer en l'attendant... Tenez, je vous présente des amis : Camille...

   Bonjour.

   ... et Philibert.

   Enchanté. C'est raviss...

    Ça va ! ça va ! Tu feras tes salamalecs plus tard...

   Oh, ne sois pas si nerveux !

  Je suis pas nerveux, j'ai faim. Ah, ben tiens, la voilà, justement... Bonjour mémé, bonjour Yvonne. Vous trinquez avec nous ?

   Bonjour mon petit Franck. Non je te remercie, mais j'ai du monde à la maison. Je repasse vers quelle heure ?

   On la ramènera...

    Pas trop tard, hein ? Parce que la dernière fois je me suis fait enguirlander... Faut qu'elle soit rentrée avant cinq heures et demie par...

  Oui, oui, c'est bon Yvonne, c'est bon. Boniour chez vous...

Franck souffla.

       Bon, ben mémé, voilà. Je te présente Philibert...

   Mes hommages...

II se pencha pour lui faire le baisemain.

   Allez, on s'assoit. Mais non, Odette ! Pas de menu ! Laissez faire le chef !

   Un petit apéritif ?

      Champagne ! répondit Philibert puis, se tournant vers sa voisine» : Vous aimez le Champagne, Madame?

   Oui, oui... fit Paulette intimidée par tant de manières.

   Tenez, voilà des niions pour patienter...

Tout le monde était un peu coincé. Heureusement les petits vins de Loire, le brochet au beurre blanc et les fromages de chèvre délièrent vite les langues. Philibert était aux petits soins pour sa voisine et Camille riait en écoutant les bêtises de Franck :

   J'avais... Pff... Quel âge j'avais, mémé ?

   Mon Dieu, c'est si vieux... Treize ? Quatorze ans?

   C'était ma première année d'apprentissage.. A l'époque, je me rappelle, y me faisait peur le René J'en menais pas large. Mais bon... Y m'en a appris des choses... Y me faisait tourner bourrique aussi... Je sais plus ce qui m'avait montré... Des spatules, je crois, et il m'avait dit :

« Celle-là, on l'appelle la grosse chatte et l'autre, c'est la petite chatte. Tu t'en souviendras, hein, quand le prof y te demandera... Parce qu'y a les bouquins d'accord, mais ça c'est les vrais termes de cuisine. C'est le vrai jargon. C'est à ça qu'on reconnaît les bons apprentis. Alors ? T'as retenu ?

   Oui, chef.

   Comment qu'elle s'appelle celle-ci ?

   La grosse chatte, chef.

   Et l'autre ?

   Ben... la petite...

   La petite quoi, Lestafier ?

   La petite chatte, chef !

   C'est bien, mon gars, c'est bien... T'iras loin. » Ah ! qu'est-ce que j'étais niais à cette époque ! Qu'est-ce qu'ils ont pu se foutre de ma gueule... Mais on rigolait pas tous les jolirs, pas vrai Odette ? Ça y allait les coups de pied au cul...

Odette, qui s'était assise avec eux, hochait la tête.

   Oh maintenant il est calmé, tu sais...

    C'est sûr ! Les gamins d'aujourd'hui, ils se laissent plus faire !

     M'en parle pas des gamins d'aujourd'hui... C'est pas difficile, on ne peut plus rien leur dire... Y boudent. Y savent faire que ça : bouder. Ça me fatigue, tiens... Ça me fatigue plus que vous quand vous aviez mis le feu aux poubelles...

   C'est vrai ! Je m'en souvenais plus du tout...

    Ben moi, je m'en souviens, je te prie de me croire !

La lumière s'éteignit. Camille souffla ses bougies et toute la salle applaudit.

Philibert s'éclipsa et revint avec un gros paquet

   C'est de notre part à tous les deux...

   Ouais, mais son idée, précisa Franck. Si ça te plaît pas, je suis pas responsable. Moi je voulais te louer un strip-teaseur, mais il a pas voulu...

   Oh, merci ! C'est gentil !

C était une table d'aquarelliste dite « de campagne ».

Philibert lut le papier avec des trémolos dans la gorge :

       Pliante et inclinable à double plateau, stable, avec une grande surface de travail et deux tiroirs de range-ment. Elle est étudiée pour travailler assis. Elle est composée de quatre pieds, on est content... en hêtre repliables assemblés deux à deux par une traverse donnant ouverte une grande stabilité. Fermés ils assurent le blocage des tiroirs. Plateau inclinable grâce à une double crémaillère. Il est possible de ranger un bloc de papier de format maxi 68 X 52 cm. Il y a déjà quelques feuilles au cas où... Unepoignée intégrée permet le transport de Vensemble replié. Et ce n'est pas fini, Camille... un emplacement pour

une petite bouteille d'eau, est prévu sous la poignée /

    On peut mettre que de l'eau ? s'inquiéta Franck.

   Mais ce n'est pas pour boire, idiot, se moqua Paulette, c'est pour mélanger les couleurs !

   Ah ben ouais, je suis con, moi...

   Ça... Ça, te plaît ? s'inquiéta Philibert.

   C'est magnifique !

    Tu... tu pré... préférais pas un ga... un garçon tout nu?

   J'ai le temps de l'essayer tout de suite ?

  Vas-y, vas-y, on attend René de toute façon... Camille chercha sa minuscule boîte d'aquarelles

dans son sac, desserra les vis et s'installa devant la baie vitrée.

Elle dessina la Loire. Lente, large, calme, imperturbable. Ses bancs de sable nonchalants, ses piquets et ses barques moisies. Un cormoran là-bas. Les joncs pâles et le bleu du ciel. Un bleu d'hiver, métallique, éclatant, frimeur, cabotinant entre deux gros nuages fatigués.

Odette était hypnotisée :

   Mais comment qu'elle fait ? Elle n'a que huit couleurs dans son petit machin !

  Je triche mais chut... Tenez. C'est pour vous.

   Oh, ben merci ! Merci ! René ! Viens voir par

ici!

   Je vous offre le repas, moi !

   Oh, mais non...

   Mais si, mais si ! J'y tiens...

Quand elle se rassit avec eux, Paulette lui glissa un paquet sous la table : c'était un bonnet assorti à l'écharpe. Les mêmes trous et les mêmes couleurs. La classe.

Des chasseurs arrivèrent, Franck les suivit en cuisine avec le maître de maison et l'on tira sur la fine en commentant les gibecières. Camille s'amusait avec son cadeau et Paulette racontait sa guerre à Philibert qui avait allongé ses longues jambes et l'écoutait passionnément.

Puis ce fut la mauvaise heure, entre chien et loup, et Paulette s'assit à la place du mort.

Personne ne parlait.

Le paysage devint de plus en plus laid.

Ils contournèrent la ville et traversèrent des zones commerciales sans surprise : le supermarché, les hôtels à 29 euros avec le câble, les hangars et les garde-meubles. Enfin Franck se gara.

Tout au bout de la zone.

Philibert se leva pour lui ouvrir la porte et Camille retira son bonnet.

Paulette lui caressa la joue.

   Allez, allez... bougonna Franck, on abrège. J'ai pas envie de me faire engueuler par la mère sup, moi !

Quand il revint, la silhouette avait déjà écarté les voilages.

Il se rassit, grimaça et souffla un bon coup avant a embrayer.

H n était pas encore sorti du parking que Camille lui tapa sur l'épaule :

   Arrête-toi.

   Qu'est-ce que t'as oublié encore ?

   Arrête-toi, je te dis.

Il se retourna.

   Et maintenant ?

   Combien ça vous coûte ?

   Pardon ?

   Ce truc, là ? Cette maison ?

   Pourquoi tu me demandes ça ?

   Combien ?

   Dans les dix mille balles...

   Qui paye ?

   La retraite de mon pépé, sept mille cent douze francs et le Conseil général ou je ne sais plus quoi...

     Pour moi je te demande deux mille balles comme argent de poche et le reste, tu te le gardes et t'arrêtes de travailler le dimanche pour me soulager...

   Attends, de quoi tu me parles, là ?

   Philou ?

  Ah non, c'est ton idée, ma chère, minauda-t-il.

   Oui, mais c'est ta maison, mon ami...

    Hé ! Qu'est-ce qui se passe, là ? C'est quoi l'embrouille ?

Philibert alluma le plafonnier :

   Si tu veux...

   Et si elle, elle veut, précisa Camille.

   ... on l'emmène avec nous, sourit Philibert.

   A... avec vous, où ? bredouilla Franck.

   Chez nous... à la maison...

   Quand... quand ça ?

   Maintenant.

   Main... maintenant?

    Dis-moi, Camille, j'ai l'air aussi ahuri que ça quand je bégaye ?

   Non, non, le rassura-t-elle, tu n'as pas du tout ce regard idiot...

   Et qui c'est qui va s'en occuper ?

     Moi. Mais je viens de te soumettre mes conditions...

   Et ton boulot ?

   Plus de boulot ! Fini !

   Mais euh...

   Quoi ?

   Ses médicaments et tout ça...

   Ben je lui donnerai ! C'est pas dur de compter des pilules, si ?

   Et si elle tombe ?

   Ben elle tombera pas puisque je suis là !

   Mais euh... Elle... elle dormira où ?

   Je lui laisse ma chambre. Tout est prévu... II posa son front sur le volant.

   Et toi Philou, qu'est-ce que t'en penses ?

   Du mal au début et puis du bien. Je pense que ta vie sera beaucoup plus simple si on l'emmène...

   Mais c'est lourd un vieux !

   Tu crois ? Combien elle pèse ta petite grand- mère ? Cinquante kilos ? Même pas...

   On peut pas l'enlever comme ça ?

   Ah bon ?

   Ben non...

   S il faut payer des dommages, on payera...

   Je peux faire un tour ?

   Vas-y.

   Tu m'en roules une, Camille ?

   Tiens.

II claqua la porte.

     C'est une connerie, conclut-il en revenant s'asseoir.

    Ça, on n'a jamais dit le contraire... Hein Philou?'

   Jamais. On est lucides quand même !

   Ça vous fait pas peur ?

   Non.

   On en a vu d'autres, pas vrai ?

   Oh là !

   Vous croyez qu'elle va se plaire à Paris ?

    On ne l'emmène pas à Paris, on l'emmène chez nous !

   On lui montrera la tour Eiffel !

       Non. On lui montrera plein de choses beaucoup plus belles que la tour Eiffel...

II soupira.

   Bon, ben, on fait comment maintenant ?

   Je m'en occupe, dit Camille.

Quand ils revinrent se garer sous ses fenêtres, était toujours là.

Camille partit en courant. Depuis la voiture, Franck et Philibert assistèrent à un numéro d'ombres chinoises : petite silhouette se retournant, silhouette plus grande à ses côtés, gestes, hochements de tête, mouvements d'épaules, Franck ne cessait de répéter : « C'est une connerie, c'est une connerie, je vous dis que c'est une connerie... Une énorme connerie... »

Philibert souriait.

Les silhouettes changèrent de place.

   Philou ?

   Mmm...

   C'est quoi cette fille ?

   Pardon ?

  Cette fille, que tu nous as trouvée, là... C'est exactement ? Un extraterrestre ?

Philibert souriait.

   Une fée...

   Ouais, c'est ça... Une fée... T'as raison.

Et... euh... Elles... elles ont une sexualité, les

fées ou euh...

   Mais qu'est-ce qu'elles foutent, merde ?

La lumière s'éteignit enfin.

Camille ouvrit la fenêtre et balança une grosse valise par-dessus bord. Franck, qui était en train de se manger les doigts, sursauta :

  Putain, mais c'est une manie chez elle de jeter les trucs par la fenêtre ou quoi ?

II riait. II pleurait.

      Putain, mon Philou... de grosses larmes coulaient sur ses joues, ça faisait des mois que j'arrivais plus à me regarder dans une glace... T'y crois à ça ? Putain, t'y crois ? tremblait-il.

Philibert lui tendit son mouchoir.

    Tout va bien. Tout va bien. On va te la chouchouter, nous... T'inquiète pas...

Franck se moucha et avança la voiture, il se précipita vers les filles pendant que Philibert récupérait la valise.

   Non, non, restez devant jeune homme ! Vous avez des grandes jambes, vous...

Silence de mort pendant quelques kilomètres. Chacun se demandant s'il ne venait pas de faire une énorme bêtise justement... Puis, tout à coup, ingénue, Paulette chassa les nuées :

    Dites... Vous m'emmènerez au spectacle ? On ira voir des opérettes ?

Philibert se retourna en chantonnant : « Je souis Brésilien, jé de Vol, Et j'allive dé Rio Janèl, Plous liche aujould'houi qué naguel, Palis, Palis, je té léviens encol / »

Camille lui prit la main et Franck sourit à Camille dans le rétroviseur.

Nous quatre, ici, maintenant, dans cette Clio pourrie, libérés, ensemble, et que vogue la galère...

Tou cé que là-baaas jééé voléééééé ! reprirent-

 

œ

 

1

C'est une hypothèse. L'histoire n'ira pas assez loin pour le confirmer. Et puis nos certitudes ne tiennent jamais debout. Un jour on voudrait mourir et le lendemain on réalise qu'il suffisait de descendre quelques marches pour trouver le commutateur et y voir un peu plus clair... Pourtant ces quatre-Ià s'apprêtaient à vivre ce qui allait rester, peut-être, comme les plus beaux jours de leurs vies.

A partir de ce moment précis où ils sont en train de lui montrer sa nouvelle maison en guettant, mi- émus, mi-inquiets, ses réactions et ses commentaires (elle n'en fera pas) et jusqu'au prochain badaboum du destin -ce plaisantin — un vent tiède soufflera sur leurs visages fatigués.

Une caresse, une trêve, un baume.

Sentimental healing comme dirait l'autre...

Dans la famille Bras Cassés, nous avions désormais la grand-mère, et même si la tribu n'était pas complète, elle ne le serait jamais, ils n'avaient pas l'intention de se laisser abattre.

Aux sept familles, ils étaient dans les choux ? Eh bien parlons poker ! Là, ils étaient servis et l'on appelait cela un carré. Bon, un carré d'as, peut-être pas... Trop de bosses, de bafouillages et de coutures dans tous les sens pour y prétendre mais... Hé ! Un carré !

Ce n'étaient pas de très bons joueurs, hélas...

Même concentrés. Même déterminés à garder la main pour une fois, comment demander à un chouan désarmé, à une fée fragile, à un garçon taillé dans l'échiné et à une vieille dame couverte de bleus de savoir bluffer ?

Impossible.

Bah... tant pis... Une petite mise et des gains ridicules valaient toujours mieux que de se coucher...

Camille n'alla pas jusqu'au bout de son préavis : Josy B. sentait décidément trop mauvais. Elle devait passer au siège (ce mot... ) pour négocier son départ et pouvoir toucher son... Comment disaient-ils déjà ?.. Son solde de tout compte. Elle avait travaillé plus d'un an et n'avait jamais pris de vacances. Elle soupesa le pour et le contre et décida de s'asseoir dessus.

Mamadou lui en voulait :

    Alors toi... Alors toi... ne cessa-t-elle de répéter le dernier soir en lui donnant des coups de balai dans les jambes. Alors toi...

  Alors moi, quoi ? s'énerva Camille au bout de la centième fois. Finis ta phrase, merde ! Moi quoi ?

L' autre secoua la tête tristement :

   Alors toi... rien.

Camille changea de pièce.

Elle habitait dans la direction opposée, mais monta dans la même rame déserte qu'elle et la força à se pousser un peu pour partager la même banquette. Elles étaient comme Astérix et Obélix quand ils sont fâchés. Elle lui donna un petit coup de coude dans le gras et l'autre l'envoya presque dinguer par terre.

Elles recommencèrent plusieurs fois.

   Hé Mamadou... Fais pas la gueule...

     Je fais pas la gueule et je t'interdis deu m'appeler Mamadou encore une fois. Je m'appelle pas Mamadou! Je déteste ce nom ! C'est les filles du boulot qui me traitent comme ça mais je m'appelle pas du tout Mamadou. Et comme tu n'es plus une fille du boulot que je sache, je t'interdis deu me traiter comme ça une seule fois deu plus, tu as compris ?

   Ah bon ? Ben tu t'appelles comment alors ?

   Je te le dirai pas.

   Écoute Mam... euh ma chère... à toi, je vais dire la vérité : je ne pars pas à cause de Josy. Je ne pars pas à cause du boulot. Je ne pars pas pour le plaisir de partir. Je ne pars pas à cause de l'argent. La vérité c'est... que je pars parce que j'ai un autre métier... Un métier que... enfin, je crois... je... Je ne suis pas sûre, hein... mais un métier où je suis meilleure qu'ici et... où je crois que je pourrais être plus heureuse...

Silence.

     Et puis ce n'est pas la seule raison... Je m'occupe d'une vieille dame maintenant et je ne veux plus partir le soir, tu comprends ? J'ai peur qu'elle tombe...

Silence.

   Bon, ben je vais descendre, hein... Parce que sinon je serai encore bonne pour payer le tacos...

L'autre lui tira sur le bras et la rassit de force.

   Reste encore je te dis. II est que minuit trente quatre...

   C'est quoi ?

   Pardon?

   Ton autre métier, c'est quoi ?

Camille lui tendit son carnet.

  Tiens, lâcha-t-elle en le lui rendant, c'est bien. Je suis d'accord alors. Tu peux y aller maintenant mais quand même... J'étais bien contente deu te connaître, petite sauterelle, ajouta-t-elle en se retournant.

      J'ai encore un service à te demander, Marna...

      Tu veux que mon Léopold, il te fasse le succès

garanti et l'attraction de clientèle aussi ?

      Non. Je voudrais que tu poses pour moi...

   Que je pose quoi ?

      Ben, toi ! Que tu me serves de modèle...

   Moi?

   Oui.

   Tu te moques ou quoi dis donc ?

  Depuis le premier jour où je t'ai vue, à l'époque on travaillait à Neuilly, je me souviens... J'ai envie de faire ton portrait...

   Arrête Camille ! Je ne suis même pas belle, moi !

   Pour moi si.

Silence.

   Pour toi si ?

   Pour moi si...

  Qu'est-ce qui est beau là-deudans ? demandat-elle en avisant du doigt son reflet dans la vitre noire. Hein ? Où c'est ce que tu dis ?

   Si j'arrive à faire ton portrait, si je le réussis, on verra dedans tout ce que tu m'as raconté depuis qu'on se connaît... Tout... On verra ta mère et ton père. Et tes enfants. Et la mer. Et... comment elle s'appelait déjà ?

   De qui ?

   Ta petite chèvre ?

-        Bouli...

-        On verra Bouli. Et ta cousine qui est morte et... Et tout le reste...

-    Tu parles comme mon frère, toi ! Tu jacasses des drôles deu fantaisies dis donc !

Silence.

-    Mais... je ne suis pas sûre de le réussir...

-   Ah bon ? Note que si on voit pas ma Bouli sur ma tête ça m'arrange aussi ! rigola-t-elle. Mais... Ce que tu me demandes, là, c'est long, non ?

-    Oui.

-    Alors je peux pas...

-    Tu as mon numéro... Dépose un jour ou deux chez Touclean et viens me voir. Je te payerai tes heures... On paye toujours ses modèles... C'est un métier, tu sais... Bon, je te quitte, là. On... on s'embrasse pas?

L'autre l'étouffa sur son cœur.

-        Comment tu t'appelles Mamadou ?

-       Je te le dirai pas. Je l'aime pas mon nom...

Camille courut le long du quai en mimant

un téléphone contre son oreille. Son ancienne collègue fit un geste las de la main. Oublie-moi, petite toubab, oublie-moi. Tu m'as déjà oubliée d'ailleurs...

Les premiers jours, Paulette ne quitta pas sa chambre. Elle avait peur de déranger, elle avait peur de se perdre, elle avait peur de tomber (ils avaient oublié son déambulateur) et surtout, elle avait peur de regretter son coup de tête.

Souvent, elle s'emmêlait les pinceaux, affirmait qu'elle passait de très bonnes vacances et leur demandait quand ils avaient l'intention de la ramener chez elle...

   C'est où chez toi ? s'agaçait Franck.

    Voyons tu sais bien... à la maison... chez moi...

II quittait la pièce en soupirant :

   Je vous l'avais dit que c'était une connerie... En plus, elle perd la boule maintenant...

Camille regardait Philibert et Philibert regardait ailleurs.

   Paulette ?

      Ah, c'est toi, mon petit... Tu... comment tu t'appelles déjà ?

      Camille...

      C'est ça ! Qu'est-ce que tu veux, ma petite fille

?

Camille s'adressa à elle sans détour et lui parla assez durement. Lui rappela d'où elle venait, pourquoi elle était avec eux, ce qu'ils avaient et allaient encore changer dans leurs modes de vie pour lui tenir compagnie. Elle ajouta mille autres détails cinglants qui laissèrent la vieille dame totalement démunie :

   Je ne retournerai jamais chez moi, alors ?

   Non.

-Ah?

   Venez avec moi, Paulette...

Camille la prit par la main et recommença la visite. Plus lentement cette fois. Elle enfonça quelques clous au passage :

   Ici, ce sont les toilettes... Vous voyez, Franck est en train d'installer des poignées sur le mur pour que vous puissiez vous tenir...

   Conneries... grommelait-il.

  Ici, c'est la cuisine... Elle est grande, hein ? Et puis elle est froide... C'est pour ça que j'ai rafistolé la table roulante hier... Pour vous permettre de

prendre vos repas dans votre chambre...

     ... ou dans le salon, précisa Philibert, vous n'êtes pas obligée de rester enfermée toute la journée, vous savez...

    Bon, le couloir... II est très long mais vous pouvez vous tenir aux boiseries, n'est-ce pas ? Si vous avez besoin d'aide, on ira à la pharmacie louer un autre machin à roulettes...

   Oui, je préfère...

   Pas de problème ! On a déjà un motard dans la maison...

    Ici, la salle de bains... Et c'est là qu'il faut parler sérieusement, Paulette... Tenez, asseyez- vous sur la chaise... Levez les yeux... Regardez comme elle est belle...

  Très belle. J'en ai jamais vu des comme ça par chez nous...

   Bon. Eh bien vous savez ce qu'il va faire votre petit-fils demain avec ses amis ?

   Non...

      Ils vont la saccager. Ils vont installer une cabine de douche pour vous parce que la baignoire est trop haute à enjamber. Alors, avant qu'il ne soit trop tard, ¡1 faut vous décider pour de bon. Soit vous restez et les garçons se mettent au travail, soit vous n'avez pas très envie de rester, et il n'y a pas de problème, vous faites ce que vous voulez, Paulette, mais il faut nous le dire maintenant, vous comprenez ?

   Vous comprenez ? répéta Philibert.

La vieille dame soupira, tripota le coin de son gilet pendant quelques secondes qui leur parurent une éternité puis releva la tête et s'inquiéta :

   Vous avez pensé au tabouret ?

   Pardon ?

     Je suis pas complètement impotente, vous savez... Je peux très bien me doucher toute seule, mais il faut me mettre un tabouret, sans quoi...

Philibert fit mine d'écrire sur sa main :

   Un tabouret pour la petite dame du fond ! Je le note ! Et quoi d'autre, je vous prie ?

Elle sourit :

   Rien d'autre...

   Rien d'autre ?

Elle se lâcha enfin :

   Si. J'aimerais bien mon Télé Star, mes mots croisés, des aiguilles et de la laine pour la petite, une boîte de Nivéa parce que j'ai oublié la mienne, des bonbons, un petit poste sur ma table de nuit, des choses qui bullent pour mon dentier, des jarretières, des chaussons et une robe de chambre plus chaude parce que c'est plein de courants d'air ici, des garnitures, de la poudre, mon flacon d'eau de Cologne que Franck a oublié l'autre jour, un oreiller supplémentaire, une loupe et aussi que vous me bougiez le fauteuil devant la fenêtre et...

      Et ? s'inquiéta Philibert.

      Et c'est tout, ma foi...

Franck qui les avait rejoints avec sa boîte à outils tapa sur l'épaule de son collègue :

      Putain mon gars, nous voilà avec deux princesses maintenant...

   Attention ! l'engueula Camille, tu mets de la poussière partout, là...

   Et cesse de jurer comme ça s'il te plaît ! ajouta sa grand-mère.

Il s'éloigna en tramant les pieds :

   Oooh bônneu mèrrre... Ça va être chaud... On est mal, là, mon pote, on est mal... Moi, je retourne au taf, c'est plus calme. Si y en a qui fait les courses, ramenez-moi des patates que j'aie de quoi vous faire un hachis... Et les bonnes cette fois, hein ! Vous regardez... Pommes de terre à purée... C'est pas compliqué, c'est marqué sur le filet...

« On est mal, là, on est mal... », avait-il pressenti et il s'était gouré. Jamais de leurs vies ils n'allèrent aussi bien au contraire.

Dit comme ça, c'est un peu cucul évidemment, mais bon, c'était la vérité et il y avait bien longtemps que le ridicule ne les tuait plus : pour la première fois et tous autant qu'ils étaient, ils eurent l'impression d'avoir une vraie famille.

Mieux qu'une vraie d'ailleurs, une choisie, une voulue, une pour laquelle ils s'étaient battus et qui ne leur demandait rien d'autre en échange que d'être heureux ensemble. Même pas heureux d'ailleurs, ils n'étaient plus si exigeants. D'être ensemble, c'est tout. Et déjà c'était inespéré.

Après l'épisode de la salle de bains, Paulette ne fut plus la même. Elle trouva ses marques et se fondit dans le souk ambiant avec une aisance étonnante. Peut-être avait-elle eu besoin d'une preuve justement ? D'une preuve qu'elle était attendue et bienvenue dans cet immense appartement vide où les volets se fermaient de l'intérieur et où personne n'avait touché à la poussière depuis la Restauration. S'ils installaient une douche rien que pour elle, alors... Elle avait failli perdre pied parce que deux ou trois objets lui manquaient et Camille repensa souvent à cette scène. Comment les gens allaient mal, souvent à cause de quelques bricoles, et comment tout aurait pu se dégrader à la vitesse grand V s'il ny avait pas eu là un grand garçon patient qui avait demandé « Quoi d'autre ? » en tenant un calepin imaginaire... À quoi ça tenait finalement ? À un mauvais journal, à une loupe et deux ou trois flacons... C'était vertigineux... Petite philosophie à trois francs six sous qui l'enchantait et s'avéra être autrement plus complexe quand elles se retrouvèrent toutes les deux au rayon dentifrice du Franprix à lire les notices des Stéradent, Polident, Fixadent et autres colles miracles...

-      Et... Paulette euh... ce que vous appelez des... des «garnitures», c'est...

-           Tu ne vas tout de même pas m'obliger à mettre une couche comme ils donnaient là-bas sous prétexte que c'est moins cher ! s'indigna-t-elle.

— Ah ! des garnitures ! répéta Camille, soulagée D'accord... Je n'y étais pas du tout, là...

Le Franprix, parlons-en, elles le connaissaient par

œ

C'était au Monoprix qu'elles trottaient à pas menus avec leur Caddie à roulettes et leur liste de courses établie par Franck la veille au soir...

Ah ! Le Monop'...

Toute leur vie...

Paulette se réveillait toujours la première et attendait que l'un des deux garçons lui amène son petit déjeuner au lit. Quand c'était Philibert qui s'en chargeait, c'était sur un plateau avec la pince à sucre, une serviette brodée et un petit pot à lait. II l'aidait ensuite à se relever, lui regonflait ses oreillers et tirait les rideaux en se fendant d'un petit commentaire sur le temps. Jamais un homme n'avait été aussi prévenant avec elle et ce qui devait arriver arriva : elle se mit à l'adorer elle aussi. Quand c'était Franck, c'était euh... plus rustique. II lui déposait son bol de Ricoré sur sa table de nuit et ripait sur sa joue pour l'embrasser en râlant parce qu'il était déjà en retard.

   T'as pas envie de pisser là ?

   J'attends la petite...

   Hé mémé, c'est bon, là ! Lâche-la un peu ! Ça se trouve elle va dormir encore une heure ! Tu vas pas te retenir pendant tout ce temps...

Imperturbable, elle répétait :

   Je l'attends.

Franck s'éloignait en grognonnant.

Eh ben, attends-la, va... Attends-la... C'est dégueulasse y en a plus que pour toi maintenant... Moi aussi, je l'attends, merde ! Qu'est-ce qui faut que je fasse ? Que je me pète les deux jambes pour qu'elle me fasse des risettes à moi aussi ? Fait chier la Mary Poppins, fait chier...

Elle sortait justement de sa chambre en s'étirant

      Qu'est-ce tu ronchonnes encore ?

    Rien. Je vis avec le prince Charles et sœur Emmanuelle et je m'éclate comme une bête. Pousse- toi, je suis en retard... Au fait?

   Quoi ?

     Donne ton bras voir... Mais c'est très bien ça ! s'égaya-t-il en la palpant. Dis donc, la grosse... Méfie-toi... Tu vas passer à la casserole un de ces jours...

    Même pas en rêve, le cuistot. Même pas en rêve.

   Mais oui ma caille, c'est ça...

C'était vrai, le monde était beaucoup plus gai.

II revint avec sa veste sous le bras :

   Mercredi prochain...

   Quoi mercredi prochain ?

   Ce sera Mercredi gras parce que mardi j'aurai trop de boulot, et tu m'attends pour dîner...

   A minuit ?

   J'essaierai de rentrer plus tôt et je te ferai des crêpes comme tu n'en as jamais mangé de ta vie...

   Ah ! J'ai eu peur ! j'ai cru que t'avais choisi ce jour-là pour me sauter !

   Je te fais des crêpes et après je te saute.

   Parfait.

Parfait ? Ah, il était mal ce con... Qu'est-ce qu'il allait faire jusqu'à mercredi ? Se cogner dans tous les réverbères, rater ses sauces et s'acheter de nouveaux sous-vêtements? Putain mais c'était pas vrai, ça ! D'une manière ou d'une autre elle finirait par avoir sa

peau, cette saleté! L'angoisse_____ Pourvu que ce soit

de la bonne... Dans le doute il décida de s'acheter un nouveau caleçon quand même...

Ouais... Eh ben ça va y aller le Grand Marnier, c'est moi qui vous le dis, ça va aller... Et ce que je flambe pas, je le bois.

Camille venait ensuite la rejoindre avec son bol de thé. Elle s'asseyait sur le lit, tirait l'édredon et elles attendaient que les garçons soient partis pour regarder le TéléAchat. Elles s'extasiaient, gloussaient, raillaient les tenues des potiches et Paulette, qui n'avait pas encore imprimé le passage à l'euro, s'étonnait que la vie soit si peu chère à Paris. Le temps n'existait plus, s'étirait mollement de la bouilloire au Monoprix et de Monoprix au marchand de journaux.

Elles avaient l'impression d'être en vacances. Les premières depuis des années pour Camille et depuis toujours pour la vieille dame. Elles s'entendaient bien, se comprenaient à mi-mot et rajeunissaient toutes les deux à mesure que les jours rallongeaient.

Camille était devenue ce que la caisse d'allocations familiales appelle une « auxiliaire de vie ». Ces trois mots lui allaient bien et elle compensait son ignorance gériatrique en adoptant un ton direct et des mots crus qui les désinhibaient toutes les deux.

  Allez-y, ma petite Paulette, allez-y... Je vous nettoierai les fesses au jet...

   Tu es sûre ?

   Mais oui !

   Ça ne te dégoûte pas ?

   Mais non.

L'installation d'une cabine de douche s'étant avérée trop compliquée, Franck avait fabriqué une marche anti-dérapante pour escalader la baignoire et coupé les pieds d'une vieille chaise sur laquelle Camille déposait une serviette-éponge avant d'y asseoir sa protégée.

   Oh... gémissait-elle, mais moi ça me gêne... Tu ne peux pas savoir comme je suis mal à l'aise de t'imposer ça...

   Allons...

   Ce vieux corps, là, ça ne te dégoûte pas ? Tu es sûre ?

Vous savez, je... Je crois que je n'ai pas la même approche que vous... Je... J'ai pris des cours d'anatomie, j'ai dessiné des nus au moins aussi âgés que vous et je n'ai pas de problème de pudeur... Enfin, si, mais pas celui-là. Je ne sais pas comment vous l'expliquer... Mais quand je vous regarde, je ne me dis pas : herk, ces rides, ses seins qui pendouillent, ce ventre mou, ces poils blancs, ce zizi flasque ou ces genoux cagneux... Non, pas du tout... Je vais peut-être vous vexer mais votre corps m'intéresse indépendamment de vous. Je pense boulot, technique, lumière, contours, barbaque à circonvenir... Je songe à certains tableaux... Les vieilles folles de Goya, des allégories de la Mort, la mère de Rembrandt ou sa prophétesse Anne... Excusez-moi, Paulette, c'est affreux tout ce que je vous raconte là mais... en vérité, je vous regarde très froidement !

   Comme une bête curieuse ?

    Il y a un peu de ça... Comme une curiosité plutôt...

   Et alors ?

   Alors rien.

   Tu vas me dessiner moi aussi ?

   Oui.

Silence.

   Oui, si vous me le permettez... Je voudrais vous dessiner jusqu'à ce que je vous connaisse par cœur. Jusqu'à ce que vous n'en puissiez plus de me sentir autour de vous...

  Je te le permettrai, mais là, vraiment je... Tu n'es même pas ma fille ni rien et je... Oh, que... comme je suis confuse...

Camille s'était finalement déshabillée et mise à genoux devant elle sur l'émail grisâtre :

      Lavez-moi.

      Pardon ?

      Prenez le savon, le gant et lavez-moi, Paulette.

Elle s'exécuta et, grelottant à moitié sur son prie-

Dieu aquatique, tendit le bras vers le dos de la jeune fille :

   Hé ! Plus fort que ça !

    Mon Dieu, tu es si jeune... Quand je pense que j'étais comme toi autrefois... Bien sûr, je n'étais pas aussi menue mais...

  Vous voulez dire maigre ? la coupa Camille en

se retenant à la robinetterie.

    Non, non, je pensais « menue » vraiment... Quand Franck m'a parlé de toi la première fois, je me rappelle, il n'avait que ce mot-là à la bouche : « Oh, mémé, elle est si maigre... Si tu voyais comme elle est maigre... mais maintenant que je te vois telle que tu es, là, je ne suis pas d'accord avec lui. Tu n'es pas maigre, tu es fine. Tu me fais penser à cette jeune femme dans le livre du Grand Meaulnes... Tu sais ? Comment s'appelait-elle déjà ? Aide-moi...

   Je ne l'ai pas lu.

   Elle avait un nom noble elle aussi... Ah, c'est trop bête...

   On ira voir à la bibliothèque... Allez-y ! Plus bas aussi ! Y a pas de raison ! Et attendez, je vais me retourner maintenant... Voilà... Vous voyez ? On est dans le même bateau, ma vieille ! Pourquoi vous me regardez comme ça ?

   Je... C'est cette cicatrice, là...

   Oh, ça ? C'est rien...

     Non... Ce n'est pas rien... Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Rien je vous dis.

Et, de ce jour, il ne fut plus jamais question d'épiderme entre elles deux.

Camille l'aidait à s'asseoir sur la lunette puis sous la douche et la savonnait en parlant d'autre chose. Les shampoings s'avérèrent plus délicats. A chaque fois qu'elle fermait les yeux, la vieille dame perdait l'équilibre et partait en arrière. Au bout de quelques essais catastrophiques, elles décidèrent de prendre un abonnement chez un coiffeur. Pas dans le quartier ou ils étaient tous hors de prix (« Qui c'est ça, Myriam? lui répondit ce crétin de Franck, je connais pas de Myriam, moi... ») mais tout au bout d'une ligne d'autobus. Camille étudia son plan, suivit du doigt les parcours de la RATP, visa l'exotisme, éplucha les pages jaunes, demanda des devis pour une mise en plis hebdomadaire et jeta son dévolu sur un petit salon de la rue des Pyrénées, dernière zone de tarification du 69.

En vérité, la différence de prix ne justifiait pas une telle expédition mais c'était une si jolie promenade...

Et tous les vendredis, dès l'aube, à l'heure où blanchit etc., elle installait une Paulette toute fripée près de la vitre et assurait les commentaires de Paris hy day en attrapant au vol — sur son carnet et selon les embouteillages — un couple de caniches en manteaux Burberry sur le pont Royal, l'espèce de cervelas qui ornait les murs du Louvre, les cages et les buis du quai de la Mégisserie, le socle du Génie de la Bastille ou le haut des caveaux du Père-Lachaise, ensuite elle lisait des histoires de princesses enceintes et de chanteurs abandonnés pendant que son amie bichait sous le casque. Elles déjeunaient dans un café de la place Gambetta. Pas dans le Gambetta justement, un endroit un peu trop branchouille à leur goût mais au Bar du Métro qui sentait bon le tabac froid, les millionnaires perdants et le garçon irritable.

Paulette, qui se souvenait de son catéchisme, prenait invariablement une truite aux amandes, et Camille, qui n'avait aucune morale, mordait dans un croque-mosieur en fermant les yeux. Elles commandaient un pichet, mais oui, et trinquaient de œ

d'elle et dessinait exactement les mêmes choses mais dans le regard d'une petite dame toute pimpante et trop laquée qui n'osait pas s'appuyer contre la vitre de peur de froisser ses superbes frisettes mauves. (Johanna, la coiffeuse, l'avait convaincue de changer de couleur : « Alors, c'est d'accord? Je vous fais l'Opaline Cendrée, hein ? Regardez, c'est le numéro 34, là... » Paulette voulait interroger Camille du regard mais celle-ci était plongée dans une affaire de liposuccion ratée. « Ça ne va pas rendre trop triste ? » s'inquiéta-t-elle « Triste ? Mais non ! Ce sera très gai au contraire ! »)

En effet, ce... c'était le mot. C'était très gai et, ce jour-là, elles descendirent à l'angle du quai Voltaire pour acheter, entre autres, un nouveau demi-godet d'aquarelle chez Sennelier.

Les cheveux de Paulette étaient passés du Rose Doré très dilué au Violet de Windsor.

Ah ! Tout de suite... C'était beaucoup plus chic...

Les autres jours, c'était Monoprix donc. Elles mettaient plus d'une heure à parcourir deux cents mètres, goûtaient la nouvelle Danette, répondaient à des sondages idiots, essayaient des rouges à lèvres ou d'affreux foulards en mousseline. Elles traînaient, jacassaient, s'arrêtaient en chemin, commentaient l'allure des grandes bourgeoises du Vile et la gaieté des adolescentes. Leurs fous rires, leurs histoires abracadabrantes, les sonneries de leurs portables et leurs sacs à dos tout cliquetants de babioles. Elles s'amusaient, soupiraient, se moquaient et se relevaient précautionneusement. Elles avaient le temps, la vie devant elles...

Quand Franck n'assurait pas l'intendance, c'est Camille qui s'y collait. Au bout de quelques assiettes de pâtes trop cuites, de Picard raté et d'omelettes brûlées, Paulette se mit en tête de lui inculquer certaines notions de cuisine. Elle restait assise devant la gaziniére et lui apprit des mots aussi simples que : bouquet garni, cocotte en fonte, poêle chaude et court-bouillon. Sa vue était mauvaise, mais, à l'odeur, elle lui indiquait la marche à suivre... Les oignons, les lardons, tes morceaux de viande, là, c'est bien, top. Mouille-moi tout ça... Vas-y, je te dirai... Top !

   C'est bien. Je ne dis pas que je ferai de toi un cordon-bleu, mais enfin...

   Et Franck ?

   Franck quoi ?

      C'est vous qui lui avez tout appris ?

   Pas tout, non ! Je lui ai donné le goût, j'imagine... Mais les grandes choses, ce n'est pas moi... Je lui ai appris la cuisine de ménage... Des plats simples, rustiques et bon marché... Quand

œ

suis entrée dans une maison bourgeoise comme cuisinière...

   Et il venait avec vous ?

Eh oui! Que voulais-tu que j'en fasse quand il était petit? Bon et puis après, il n'est plus venu bien sûr... Après...

   Après quoi ?

     Bah, tu sais bien comment ça se passe... Après, j'avais du mal à savoir où il tramait... Mais... Il était doué. Il avait le goût à ça. En cuisine, c'était le seul endroit où il était à peu près calme...

   C'est toujours vrai.

   Tu l'as vu ?

   Oui. Il m'a prise comme extra l'autre jour et... je ne l'ai pas reconnu !

      Tu vois... Pourtant si tu savais le drame que ça a été quand on l'a envoyé en apprentissage... Comme il nous en a voulu...

   Qu'est-ce qu'il voulait faire, lui ?

   Rien. Des bêtises... Camille, tu bois trop !

   Vous voulez rire ! Je ne bois plus rien depuis que vous êtes là ! Tenez, un petit coup de jaja, c'est bon pour les artères. C'est pas moi qui le dis, c'est le corps médical...

   Bon... un petit verre alors...

   Eh ben ? Ne faites pas cette tête ! Vous avez le vin triste ?

   Non, les souvenirs...

   C'était dur ?

   Par moments, oui...

   C'est lui qui était dur ?

   Lui, la vie...

   II m'a raconté...

   Quoi ?

     Sa mère... Le jour où elle est venue le reprendre, tout ça...

   Tu... Tu vois, le pire quand on vieillit, ce... Tiens, ressers-moi un verre, va... Ce n'est pas tant le corps qui fiche le camp, non, ce sont les remords... Comment ils reviennent vous hanter, vous torturer... Le jour... la nuit... Tout le temps... II arrive un moment où tu ne sais plus si tu dois garder les yeux ouverts ou bien les fermer pour les chasser... II arrive un moment où... Dieu sait que j'ai essayé pourtant... J'ai essayé de comprendre pourquoi ça n'avait pas collé, pourquoi tout était allé de travers, tout... Tout... Et...

-        Et?

Elle tremblait :

-    Je n'y arrive pas. Je ne comprends pas. Je...

Elle pleurait :

-    Par où je commence ?

-         D'abord, je me suis mariée tard... Oh ! Comme les autres, j'ai eu mon histoire d'amour tu sais... Et puis non... Finalement j'ai épousé un gentil garçon pour faire plaisir à tout le monde. Mes soeurs étaient en ménage depuis longtemps et je... Enfin, je me suis mariée moi aussi...

« Mais les enfants ne venaient pas... Tous les mois, je maudissais mon ventre et pleurais en faisant bouillir mon linge. J'ai vu des docteurs, je suis même venue ici, à Paris, pour me laisser examiner... J'ai vu des rebouteux, des sorciers, des vieilles affreuses qui me demandaient des choses impossibles... Des choses que j'ai faites, Camille, que j'ai faites sans broncher... Sacrifier des agnelles à la pleine lune, bu leur sang, avalé des... Oh, non... C'était vraiment barbare, crois-moi... C'était un autre siècle... On disait de moi que j'étais tachée. Et puis les pèlerinages... Tous les ans, j'allais au Blanc, placer un doigt dans le trou de saint Génitour, après

j'allais gratter saint Greluchon à Gargilesse... Tu ris ?

   Ce sont ces noms...

-    Et ce n'est pas fini, attends... II fallait déposer un ex-voto en cire représentant l'enfant désiré au saint Grenouillard de Preuilly...

   Grenouillard ?

-      Grenouillard, comme je te le dis ! Ah ! Ils étaient beaux mes bébés de cire, tu peux me croire... De vraies poupees... II ne leur manquait plus que la parole... Et puis un jour, alors que je m'étais résignée depuis longtemps, je suis tombée enceinte... J'avais bien plus de trente ans... Tu ne t'en rends pas compte, mais j'étais vieille déjà...

C'était Nadine, la mère de Franck... Comme on l'a gâtée, comme on l'a couvée, comme on l'a chouchoutée cette gamine... Cette reine... On lui a gâté le caractère il faut croire... On l'a trop aimée... Ou mal aimée... On lui a passé tous ses caprices... Tous sauf le dernier... J'ai refusé de lui prêter l'argent qu'elle me demandait pour se faire avorter... Je ne pouvais pas tu comprends ? Je ne pouvais pas. J'avais trop souffert. Ce n'était pas la religion, ce n'était pas la morale, ce n'était pas les commérages qui me retenaient. C'était la rage. La rage. La tache. J'aurais préféré la tuer elle, plutôt que de l'aider à se crever le ventre... Est-ce que... Est-ce que j'ai eu tort ? Réponds-moi, toi. Combien de vies fichues en l'air par ma faute ? Combien de souffrances ? Combien de...

   Chut.

Camille lui frottait la cuisse.

   Chut...

    Donc elle... Elle l'a eu ce petit, et puis elle me l'a laissé... « Tiens, qu'elle m'a dit, puisque tu le voulais, le v'Ià ! T'es contente maintenant ? »

Elle avait fermé les yeux et répétait en hoquetant

— « T'es contente maintenant ? » qu'elle me répétait en faisant sa valise, « t'es contente ? ». Comment on peut dire des choses pareilles ? Comment on peut oublier des choses pareilles ? Pourquoi est-ce que je dormirais la nuit maintenant que je ne me casse plus les reins et que je ne travaille plus jusqu'au bout de ma fatigue, hein ? Dis-le-moi. Dis-le-moi... Elle l'a laissé, elle est revenue quelques mois plus tard, elle l'a repris et elle l'a ramené encore. On devenait tous fous. Surtout Maurice, mon mari... Je crois qu'elle l'a mené jusqu'au bord de sa patience d'homme... Elle a dû le pousser encore un peu, le reprendre encore une fois, revenir chercher de l'argent pour le nourrir, soi-disant, et s'enfuir dans la nuit en l'oubliant. Un jour, un jour de trop, elle s'est ramenée la bouche en cœur et il l'a reçue avec le fusil. « Je veux plus te voir, qu'il lui a dit, t'es qu'une traînée. Tu nous fais honte et tu le mérites pas ce petit. Tu le verras pas d'abord. Ni aujourd'hui, ni jamais. Allez, disparais maintenant. Laisse-nous en paix. » Camille... C'était ma gamine... Une gamine que j'avais attendue tous les jours pendant plus de dix ans... Une gamine que j'avais adorée. Adorée... Comment je lui avais fri-cassé le museau à celle- ci... Je l'ai léchée tant que j'ai pu... Une petite à qui on avait tout payé. Tout ! Les plus jolies robes. Les vacances à la mer, à la montagne, les meilleures écoles... Tout ce qu'on avait de bon en nous, c'était pour elle. Et ce que je te raconte là, ça se passait dans un village minuscule... Elle est partie mais tous ceux qui l'avaient connue depuis toute minote et qui se cachaient derrière leurs volets pour voir le Maurice en rogne, ils sont restés, eux. Et j'ai continué de les croiser. Le lendemain et le surlendemain et le jour d'après encore... C'était... C'était inhumain... C'était l'Enfer sur la terre. La compassion des bonnes gens il n'y a rien de pire au monde... Celles qui vous disent je prie pour vous en essayant de vous tirer les vers du nez et ceux qui apprennent à votre mari à boire en lui répétant qu'ils auraient agi tout pareil crénom de Dieu ! J'ai eu des envies de meurtre, crois-moi... Moi aussi je la voulais la bombe atomique !

Elle riait.

   Et puis quoi ? II était là ce gosse. II avait rien demandé à personne, lui... On l'a aimé, tiens. On l'a aimé tant qu'on pouvait... Et peut-être même qu'on a été trop durs à certains moments... On voulait pas recommencer les mêmes erreurs alors on en a fait d'autres... Et tu n'as pas honte, toi, de me dessiner, là, maintenant ?

   Non.

Tu as raison. La honte ça ne mène nulle part, crois-moi... La honte que t'as elle te sert à rien. Elle est juste là pour faire plaisir aux braves gens... Après quand y referment leurs volets ou qu'y reviennent du café, y se sentent bien chez eux. Tout rengorgés, y z'enfilent leurs chaussons et se regardent en souriant. C'est pas dans leur famille que ça serait tombé toute cette chienlit, ça non ! Mais... Rassure-moi. Tu ne me fais pas avec le verre à la main, tout de même ?

   Non, sourit Camille.

Silence.

   Mais après ? Ça s'est bien passé...

   Avec le petit ? Oui... C'était un bon gamin ma foi.., Bêtiseux mais franc du collier. Quand il était pas en cuisine avec moi, il était au jardin avec son pépé... Ou à la pêche... II était enragé mais il poussait droit malgré tout. II poussait droit... Même si la vie ne devait pas être très amusante tous les jours avec deux vieux comme nous qu'avions perdu l'envie de causer depuis si longtemps, mais enfin... On faisait ce qu'on pouvait... On jouait... On ne tuait plus les petits chats... On l'emmenait à la ville... Au cinéma... On lui payait ses autocollants de football et des bicyclettes neuves... II travaillait bien à l'école, tu sais... Oh ! il n'était pas le premier mais il s'appliquait... Et puis elle est revenue encore et là, on a pensé que c'était bien qu'il parte. Qu'une drôle de mère c'était toujours mieux que rien... Qu'il aurait un père, un petit frère, que c'était pas une vie de grandir dans un village à moitié mort et que pour ses études, c'était une chance d'aller à la ville... Comment on est tombés dans le panneau encore une fois... Comme des bleus. Des bégassiaux sans cervelle... La suite, tu la connais : elle l'a cassé- en deux et elle la remis dans le direct de 16 h 12...

   Et vous n'avez plus jamais eu de nouvelles ?

     Non. Sauf en rêve... En rêve, je la vois

souvent-EIIe rit... Elle est belle... Montre-moi ce que t'as dessiné ?

   Rien. Votre main sur la table...

      Pourquoi tu me laisses radoter ainsi ? Pourquoi tu t'intéresses à tout ça, toi ?

     J'aime bien quand les gens ouvrent leur boîte...

   Pourquoi ?

   Je ne sais pas. C'est comme un autoportrait, non? Un autoportrait avec des mots...

   Et toi ?

      Moi, je ne sais pas raconter...

      Mais, pour toi non plus, ce n'est pas normal de passer tout son temps avec une vieille femme comme moi...

      Ah bon ? Et vous le savez ce qui est normal, vous ?

     Tu devrais sortir... Voir du monde... Des jeunes de ton âge ! Allez... Soulève-moi donc ce couvercle, là... Tu les as lavés les champignons ?

   Elle dort ? demanda Franck.

   Je crois...

    Dis donc, je viens de me faire choper par la

gardienne, il faut que t'y ailles...

   On s'est encore planté dans les poubelles ?

   Non. C'est rapport au mec que t'héberges là- haut. ..

   Oh merde. ..lia fait une connerie ?

II écarta les bras en secouant la tête.

Pikou cracha sa bile et madame Perreira ouvrit sa porte-fenêtre en posant la main sur sa poitrine.

   Entrez, entrez... Assoyez-vous...

   Qu'est-ce qui se passe ?

   Assoyez-vous, je vous dis.

Camille écarta les coussins et posa une demi- fesse sur sa banquette à ramages.

   Je le vois plus...

     De qui ? Vincent ? Mais... Je l'ai croisé l'autre jour, il prenait le métro...

   L'autre jour quand ?

   Je ne sais plus... En début de semaine...

   Eh ben moi, je vous dis que je le vois plus ! II a disparu. Avec mon Pikou qui nous réveille toutes les nuits je peux pas le manquer, vous pensez... Et là, plus rien. J'ai peur qu'y lui soit arrivé quelque chose... Faut aller voir, mon petit... Faut monter.

      Bon.

   Doux Jésus. Vous croyez qu'il est mort ?

Camille ouvrit la porte.

Dites... S'il est mort, vous venez me voir de suite, hein? C'est que... ajouta-t-elle en tripotant sa médaille,

je voudrais pas de scandale dans l'immeuble, vous comprenez ?

   C'est Camille, tu m'ouvres ?

Aboiements et confusions.

   Tu m'ouvres ou je demande qu'on défonce la porte ?

   Nan, là je peux pas... fit une voix rauque. Je suis trop mal... Reviens plus tard...

   Plus tard quand ?

   Ce soir.

   T'as besoin de rien ?

   Nan. Laisse-moi.

Camille revint sur ses pas :

   Tu veux que je te sorte ton chien ?

Pas de réponse.

Elle descendit les escaliers lentement.

Elle était dans la merde.

Elle n'aurait jamais dû le faire venir ici... être généreuse avec le bien d'autrui, c'était facile... Ah, c'est sur. elle l'avait sa belle auréole aujourd'hui ! Un camé au septième, une mémé dans son lit, tout ce petit monde sous sa responsabilité et elle qui était toujours obligeé de se tenir à la rampe pour ne pas se casser la gueule. Super comme tableau... Clap, clap. Quelle gloire, vraiment. T'es contente de toi,

là ? Elles te gênent pas tes ailes quand tu marches ?

Oh, vos gueules... C'est sûr quand on ne fait rien, hein?

Nan, mais on te dit ça euh... le prends pas mal, mais v en a d'autres des clodos dans la rue... Y en a un juste devant la boulangerie, tiens... Pourquoi tu le ramasses pas lui ? Parce qu'il a pas de chien ? Merde, s'il avait su...

Tu me fatigues... répondit Camille à Camille. Tu me fatigues énormément...

Allez, on va lui dire... Mais pas un gros, hein ? Un petit. Un petit bichon frisé qui tremble de froid. Ah ouais, ça serait bien ça... Ou un chiot, alors ? Un chiot recroquevillé dans son blouson... Alors là, tu craques direct. En plus, il en reste plein, des chambres, chez Philibert...

Accablée, Camille s'assit sur une marche et posa sa tête sur ses genoux.

Récapitulons.

Elle avait pas vu sa mère depuis presque un mois. II fallait qu'elle se bouge sinon l'autre allait encore lui faire une crise de foie chimique avec Samu et sonde gastrique à la clef. Elle avait l'habitude depuis le temps, mais bon, ce n'était jamais une partie de plaisir... Après elle mettait du temps à s'en remettre... Ttt tt... Encore trop sensible cette petite...

Paulette assurait parfaitement entre 1930 et 1990 mais perdait pied entre hier et aujourd'hui et ça n'allait pas en s'arrangeant. Trop de bonheur, peut-être? C'était comme si elle se laissait aller tranquillement vers le fond... En plus, elle n'y voyait vraiment que dalle... Bon. Jusque-là ça allait... Là, elle était en train de faire la sieste et tout à l'heure Philou viendrait regarder Questions pour un champion avec elle en donnant toutes les réponses sans se tromper. Ils adoraient ça tous les deux.

Parfait.

Philibert, parlons-en, c'était Louis Jouvet et Sacha Guitry dans le même frac. II écrivait maintenant, il s'enfermait pour écrire et répétait deux soirs par semaine. Pas de nouvelles sur le front des amours? Bon. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

Franck... Rien de spécial. Rien de nouveau. Tout allait bien. Sa même était au chaud et sa moto aussi. II ne revenait que l'après-midi pour dormir et continuait de travailler le dimanche. « Encore un peu, tu comprends ? Je peux pas les planter comme ça... Faut que je me trouve un remplaçant... »

Ben voyons... Un remplaçant ou une moto encore plus grosse ? Très malin, le garçon. Très malin... Pourquoi il se gênerait d'ailleurs ? Où était le problème ? II n'avait rien demandé, lui. Et, passé les premiers jours d'euphorie, il était retombé le nez dans sa marmite. La nuit, il devait appuyer sur la tête de sa copine pendant qu'elle se relevait pour éteindre la télé de la vieille. Mais... pas de problème. Pas de problème... Elle préférerait encore ça, les documentaires sur la vessie natatoire des grondins et le dernier pissou de la tisanière à son boulot chez Touclean. Bien sûr, elle aurait pu ne pas travailler du tout, mais elle n'était pas assez forte pour assumer ça... La société l'avait bien dressée... Était-ce parce qu'elle manquait de confiance en elle ou était- ce le contraire, justement ? La peur de se retrouver dans une situation où elle pouvait gagner sa vie en la piétinant ? II lui restait quelques contacts... Mais quoi? Se cracher dessus encore une fois ? Refermer ses carnets et reprendre une loupe ? Elle n'en avait plus le courage. Elle n'était pas devenue meilleure, elle avait vieilli. Ouf.

Non, le problème, il était trois étages plus haut... Pourquoi il avait refusé de lui ouvrir d'abord ? Parce qu'il était en transe ou parce qu'il était en manque?

Est-ce que c'était vrai cette histoire de cure? A d'autres... Du pipeau pour charmer les petites bourges et leurs concierges, oui ! Pourquoi il ne sortait que la nuit ? Pour aller se faire mettre avant de s'en coller une sous le garrot? Tous les mêmes... Des menteurs qui vous jetaient de la poudre aux yeux et festoyaient à genoux pendant que vous vous mordiez les poings jusqu'au sang, ces salauds...

Quand elle avait eu Pierre au téléphone il y a quinze jours, elle avait recommencé ses conneries : elle s'était remise à mentir, elle aussi.

« Camille. Kessler à l'appareil. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui c'est ce type qui vit chez moi ? Rappelle-moi immédiatement. »

Merci la grosse Perreira, merci.

Notre-Dame de Fatima, priez pour nous.

Elle avait pris les devants :

     C'est un modèle, avait-elle annoncé avant même de le saluer, on travaille ensemble...

Coupée, la chique.

   C'est un modèle ?

      Oui.

   Tu vis avec lui ?

   Non. Je viens de vous le dire : je travaille.

    Camille... Je... J'ai tellement envie de te faire confiance aujourd'hui... Est-ce que je peux ?

   C'est pour qui ?

   Pour vous.

-Ah?

-    Tu... tu...

-    Je ne sais pas encore. Sanguine, j'imagine...

-    Bon...

-    Ben salut...

-        Hé!

-Oui ?

-    Qu'est-ce que t'as comme papier ?

-    Du bon.

-       T'es sûre ?

-        C'est Daniel qui m'a servie...

-       Très bien. Et sinon, ça va, toi ?

-        Je m'adresse au marchand, là. Pour les risettes je vous rappellerai sur l'autre ligne.

Clic.

Elle secoua sa boîte d'allumettes en soupirant. Elle n'avait plus le choix.

Ce soir, après avoir bordé une petite vieille qui n'aurait pas sommeil de toute façon, elle remonterait ces marches et viendrait lui parler.

La dernière fois qu'elle avait essayé de retenir un toxico à la tombée de la nuit, elle s'était mangé un coup de couteau dans l'épaule... OK. C'était différent. C'était son mec, elle l'aimait et tout, mais quand même... Ça lui avait fait mal, cette petite faveur...

Merde. Plus d'allumettes. Oh misère... Notre- Dame-de Fatima et Hans Christian Andersen, restez là, bordel. Restez encore un peu.

Et comme dans l'histoire, elle se releva, tira sur les jambes de son pantalon et alla rejoindre sa grand- mère au paradis...

   C'est quoi ?

     Oh... dodelina Philibert, presque rien en vérité...

   Un drame antique ?

   Nooon...

   Un vaudeville ?

II attrapa son dictionnaire :

    varice... vasouillard... vau... vaudeville... Comédie légère, fondée sur les rebondissements de l'intrigue, les quiproquos et les bons mots... Oui. C'est exactement ça, fit-il en le refermant d'un coup sec. Une comédie légère avec des bons mots.

   Ça parle de quoi ?

   De moi.

      De toi ? s'étrangla Camille, mais je croyais que

c'était tabou chez vous de parler de soi ?

-   Ma foi, je prends du recul, ajouta-t-il en prenant la pause.

-    Et... euh... Et la barbichette, là... C'est ... C'est pour le rôle?

-    Tu n'aimes pas ?

-    Si, si... c'est... c'est dandy... On dirait un

peu Les Brigades du Tigre, non ?

-    Les quoi ?

-     C'est vrai que tu découvres la télévision avec Julien Lepers, toi... Dis donc euh... II faut que je monte là... Je vais voir mon locataire du septième... Je peux te confier Paulette ?

II hocha la tête en lissant ses petites moustaches:

-       Va, cours, vole et monte vers ton destin, mon enfant...

-        Philou ?

-Oui?

-       Si je suis pas redescendue dans une heure, tu pourras venir voir ?

La chambre était impeccablement rangée. Le lit était fait et il avait posé deux tasses et un paquet de sucre sur la table de camping. II était assis sur une chaise, dos au mur et referma son livre quand elle gratta à la porte.

II se leva. Ils étaient aussi embarrassés l'un que l'autre. C'était la première fois qu'ils se voyaient finalement... Un ange passa.

   Tu... Tu veux boire quelque chose ?

   Volontiers...

      Thé ? Café ? Coca ?

   Café, c'est parfait.

Camille prit place sur le tabouret et se demanda comment elle avait fait pour vivre ici pendant si longtemps. C'était si humide, si sombre, tellement... inexorable. Le plafond était si bas et les murs si sales... Non, ce n'était pas possible... Ce devait être une autre, alors ?

II s'activait devant les plaques électriques et lui indiqua le pot de Nescafé. Barbès dormait sur le lit en ouvrant un œil de temps en temps.

II finit par tirer la chaise et s'assit en face d'elle:

  Je suis content de te voir... Tu aurais pu venir plus tôt.. .

   Je n'osais pas.

-Ah?

    Tu regrettes de m'avoir amené ici, n'est-ce pas?

   Non.

     Si. Tu regrettes. Mais ne t'en fais pas... J'attends un feu vert et je partirai... C'est une question de jours maintenant.

   Tu vas où ?

   En Bretagne.

   Dans ta famille ?

      Non. Dans un centre de... De déchets humains. Nan, je suis con. Dans un centre de vie, c'est comme ça qu'il faut dire...

  C'est mon toubib qui m'a trouvé ça... Un truc où l'on fabrique de l'engrais avec des algues... Des algues, de la merde et des handicapés mentaux... Génial, non? Je serai le seul ouvrier normal. Enfin « normal », c'est relatif...

II souriait.

  Tiens, regarde la brochure... Classieux, hein? Deux gogols avec une fourche à la main se

tenaient

devant une espèce de puisard.

    Je vais faire de l'Algo-Foresto, un truc avec du compost, des algues et du fumier de cheval... Je sens déjà que je vais adorer... Bon, y paraît qu'au début, c'est dur à cause de l'odeur mais qu'après on s'en rend même plus compte...

II reposa la photo et s'alluma une cigarette.

   Les grandes vacances, quoi...

   T'y restes combien de temps ?

   Le temps qu'il faudra...

   T'es sous méthadone ?

   Oui.

   Depuis quand ?

Geste vague.

      Ça va ?

      Non.

      Allez... Tu vas voir la mer !

      Super... Et toi ? Pourquoi t'es là ?

C'est la concierge... Elle pensait que t'étais mort...

   Elle va être déçue...

   C'est clair.

Ils riaient.

      Tu... T'es HIV aussi ?

    Nan. Ça c'était juste pour lui faire plaisir... Pour qu'elle s'attache à mon clebs... Nan, nan... J'ai fait ça bien. Je me suis bousillé proprement.

   C'est ta première cure ?

   Oui.

   Tu vas y arriver ?

   Oui

     J'ai eu de la chance... II faut croiser les bonnes personnes, j'imagine... et je... je crois que je les tiens, là...

   Ton médecin ?

   Ma médecin ! Oui mais pas seulement... Un psy aussi... Un vieux pépé qui m'a arraché la tête... Tu connais le V33 ?

   C'est quoi ? Un médicament ?

Non, c'est un produit pour décaper le bois...

   Ah oui ! Une bouteille vert et rouge, non ?

   Si tu le dis... Eh ben ce mec, c'est mon V33. II met et le produit, ça brûle, ça fait des cloques et le coup d'après, il prend sa spatule et décolle toute la merde... Regarde-moi. Sous mon crâne je suis nu comme un ver !

II n'arrivait plus à sourire, ses mains tremblaient

  Putain, c'est dur... C'est trop dur... Je pensais pas que...

II releva la tête.

      Et puis euh... Y a eu quelqu'un d'autre aussi... Une petite nana avec des cuisses de mouche qu'a remonté son fute avant que j'aie eu le temps d'en voir plus, hélas...

   C'est quoi ton nom ?

   Camille.

II le répéta encore et se tourna vers le mur :

   Camille... Camille... Le jour où t'es apparue, Camille, j'avais un mauvais rencard... II faisait trop froid et j'avais plus tellement envie de me battre, il me semble... Mais, bon. T'étais là... Alors je t'ai suivie... Je suis galant comme mec...

Silence.

   Je peux te parler encore ou t'en as marre, là

?

   Ressers-moi une tasse...

   Excuse-moi. C'est à cause du vieux... Je suis devenu un vrai moulin à paroles...

   Pas de problème, je te dis.

   Nan, mais c'est important en plus... Enfin, même pour toi, je crois que c'est important...

Elle fronça les sourcils.

    Ton aide, ta piaule, ta bouffe et tout, c'est une chose mais je te dis, j'étais vraiment dans un mauvais trip quand tu m'as trouvé... J'avais le vertige, tu comprends ? Je voulais retourner les voir, je... J'ai... Et c'est ce mec-là qui m'a sauvé. Ce mec, et tes draps.

II le ramassa et le posa entre eux deux. Camille reconnut son livre. C'était les lettres de Van Gogh à son frère.

Elle avait oublié qu'il était là.

C'était pas faute de se l'avoir trimbalé pourtant...

       Je l'ai ouvert pour me retenir, pour m'empêcher de passer la porte, parce qu'il n'y avait

rien d'autre ici et tu sais ce qu'il m'a fait ce bouquin ?

Elle secoua la tête.

   II m'a fait ça, ça et ça.

II l'avait repris pour se frapper le crâne et les

deux joues.

- C'est là troisième fois que je le relis... Ce... C'est tout pour moi. Y a tout là-dedans... Ce type, je le connais par cœur... C'est moi. C'est mon frère. Tout ce qu'il dit, je le comprends. Comment y pète les plombs. Comment il souffre. Comment il est toujours en train de se répéter, de s'excuser, d'essayer de comprendre les autres, de se remettre en question, comment il s'est fait jeter par sa famille, ses parents qui captent rien, les séjours à l'hosto et tout ça... Je... Je vais pas te raconter ma vie, t'inquiète, mais c'est troublant, tu sais... Comment il est avec les filles, comment il tombe amoureux d'une bêcheuse, comment on l'a méprisé et le jour où il a décidé de se mettre en ménage avec cette pute, là... Celle qui était enceinte... Nan je vais pas te raconter ma vie, mais il y a des coïncidences qui m'ont fait halluciner... À part son frangin, et encore, personne ne croyait en lui. Personne. Mais lui, tout fragile et tout taré qu'il était, il y croyait, lui... Enfin... II dit ça, qu'il a la foi, qu'il est fort et euh... La première fois que je l'ai lu, presque d'une traite tu vois, j'avais pas compris le truc en italiques

à la fin...

II le rouvrit :

Lettre que Vincent Van Gogh portait sur lui le 29 juillet 1890... C'est seulement en lisant la préface le lendemain ou le surlendemain que j'ai compris qu'il s'était suicidé ce con. Que cette lettre il l'avait pas envoyée et je... Putain, ça m'a fait un coup, je te dis pas... Tout ce qu'il dit sur son corps, je le ressens. Toute sa souffrance, c'est pas que des mots, tu comprends ? C'est... Enfin, moi je... je m'en fous de son travail... Enfin, nan, je m'en fous pas, mais c'est pas ça que j'ai lu, Ce que j'ai lu, c'est que si t'es pas dans le rang, si t'arrives pas à être ce qu'on attend de toi, tu souffres. Tu souffres comme une bête et à la fin, tu crèves. Eh ben, non. Moi je vais pas crever. Par amitié pour lui, par fraternité, je vais pas crever... Je veux pas.

Camille était scotchée. Pchiii... Sa cendre venait de tomber dans son café.

   C'est n'importe quoi ce que je viens de dire ?

   Nan, nan, au contraire... je...

   Tu l'as lu, toi ?

   Bien sûr.

   Et tu... Ça t'a pas fait souffrir ?

   Je me suis surtout intéressée à son travail... II s'y est mis tard... C'est un autodidacte... Un... Tu... tu les connais ses toiles ?

   Les tournesols, c'est ça ? Nan... J'y ai pensé pendant un moment, d'aller feuilleter un livre ou quoi, mais j'ai pas envie, je préfère mes images...

   Garde-le. Je te le donne.

    Tu sais... Un jour... si je m'en sors, je te remercierai. Mais là je peux pas... Je te l'ai dit, je suis raboté jusqu'au trognon. A part ce gros sac à puces, j'ai plus rien.

   Tu pars quand ?

   La semaine prochaine normalement...

   Tu veux me remercier ?

   Si je peux...

   Laisse-moi te dessiner...

   C'est tout ?

   Oui.

   Nu?

   Je préférerais...

   La vache... Tu l'as pas vu mon corps...

   Je l'imagine...

II nouait ses baskets et son chien sautait dans tous les sens.

   Tu sors ?

      Toute la nuit... Toutes les nuits... Je marche jusqu'à épuisement, je passe prendre ma dose quotidienne à l'ouverture du service et je reviens me coucher pour tenir jusqu'au lendemain. J'ai pas encore trouvé mieux pour le moment...

Du bruit dans ie couloir. La pile à poils se figea.

   Y a quelqu'un... paniqua-t-il.

    Camille ? Tout va bien ? C'est... c'est ton preux chevalier, ma chérie...

Philibert se tenait dans l'encadrement de la porte, un sabre à la main.

   Barbes ! Couché !

   Je... Je suis ri... ridicule, là, non ?

Elle fit les présentations en riant :

   Vincent, voici Philibert Marquet de la Durbel- lière, général en chef d'une armée en déroute, puis, se retournant : Philibert, Vincent... euh... que... comme Van Gogh...

  Enchanté, répondit-il en rengainant son bazar. Ridicule et enchanté... Eh bien, je... Je vais me

replier n'est-ce pas...

   Je descends avec toi, répondit Camille.

   Moi aussi.

   Tu... Tu viendras me voir ?

   Demain.

   Quand ?

      Dans l'après-midi. Euh ? Avec mon chien ?

      Avec Barbes, bien sûr...

Ah! Barbes... se désola Philibert. Encore un fou furieux de la République, celui-là... J'aurais préféré l'abbesse de Rochechouart, tiens !

Vincent l'interrogea du regard.

Elle leva les épaules, perplexe.

Philibert, qui s'était retourné, s'offusqua :

      Parfaitement ! Et que le nom de cette pauvre Marguerite de Rochechouart de Montpipeau soit associé à ce jean-foutre est une aberration !

   De Montpipeau ? répéta Camille. Putain mais vous avez de ces noms... Au fait ? Pourquoi tu t'inscris pas à Questions pour un Champion, toi ?

   Ah ! Tu ne vas pas t'y mettre aussi ! Tu sais bien pourquoi...

   Non. Pourquoi ?

    Le temps que j'appuie sur le champignon, ce sera déjà l'heure du journal...

Elle ne dormit pas de la nuit. Tourna en rond, gratta la poussière, se cogna dans des fantômes, prit un bain, se leva tard, doucha Paulette, la coiffa n'importe comment, flâna un peu dans la rue de Grenelle avec elle et fut incapable d'avaler quoi que ce soit.

   Tu es bien nerveuse aujourd'hui...

   J'ai un rendez-vous important.

   Avec qui ?

   Avec moi.

   Tu vas chez le médecin ? s'inquiéta la vieille dame.

Comme à son habitude, cette dernière s'assoupit après le déjeuner. Camille lui retira sa pelote, remonta sa couverture et partit sur la pointe des pieds.

Elle s'enferma dans sa chambre, changea cent fois le tabouret de place et inspecta son matériel avec circonspection. Mal au cœur.

Franck venait de rentrer. Il était en train de vider une machine. Depuis son histoire de pull jivaro, il étendait son linge lui-même et tenait des discours de ménagère affolée à propos des sèche-linge qui usaient les fibres et niquaient les cols.

Palpitant.

C'est lui qui alla ouvrir la porte :

   Je viens pour Camille.

   Au fond du couloir...

Ensuite, il s'enferma dans sa chambre et elle lui sut gré de sa discrétion pour une fois...

Ils étaient tous les deux très mal à l'aise mais pour des raisons différentes.

Faux.

Ils étaient tous les deux mal à l'aise et pour la même raison : leurs tripes.

C'est lui qui les tira d'embarras :

   Bon, ben... On y va ? T'as une cabine ? Un paravent ? Quelque chose ?

Elle le bénit.

   T'as vu ? J'ai chauffé à fond. Tu n'auras pas froid...

   Oh ! Super, ta cheminée !

   Putain, j'ai l'impression d'être encore chez un caducée, ça m'angoisse. Je... J'enlève le slip aussi

?

   Si tu veux le garder, tu le gardes...

   Mais si je l'enlève, c'est mieux...

    Oui. De toute façon, je commence toujours par le dos...

   Merde. Je suis sûr que j'ai plein de boutons..

     T'inquiète, torse nu sous les embruns, ils vont disparaître avant que t'aies fini ton premier chargement de fumier...

      Tu sais que tu ferais une merveilleuse esthéticienne, toi ?

   C'est ça... Allez, sors de là maintenant et va t'asseoir.

   T'aurais pu me mettre devant la fenêtre au moins... Que j'aie de la distraction...

   C'est pas moi qui décide.

   Ah bon ? C'est qui ?

La lumière. Et te plains pas, après tu seras debout...

      Pendant combien de temps ?

   Jusqu'à ce que tu tombes...

      Tu tomberas avant moi.

   Mmm, fit-elle.

Mmm façon de dire : m'étonnerait...

Elle commença par une série de croquis en lui tournant autour. Son ventre et sa main devinrent plus souples.

Lui, au contraire, se raidissait.

Quand elle était trop près, il fermait les yeux.

Avait-il des boutons ? Elle ne les vit pas. Elle vit ses muscles tendus, ses épaules fatiguées, ses cervicales qui pointaient sous sa nuque quand il baissait la tête, sa colonne vertébrale comme une longue crête érodée, sa nervosité, sa fébrilité, ses maxillaires et ses pommettes saillantes. Les trous autour de ses yeux, la forme de son crâne, son sternum, sa poitrine creuse, ses bras chétifs et tout piquetés de points sombres. L'émouvant dédale des veines sous sa peau claire et le passage de la vie sur son corps. Oui. Surtout cela : l'empreinte du gouffre, les marques de chenilles d'un gros char invisible et son extrême pudeur aussi.

Au bout d'une heure à peu près, il lui demanda s'il pouvait lire.

-   Oui. Le temps que je t'apprivoise...

-   T'as... t'as pas encore commencé, là ?

-    Non.

-    Eh ben ! Je lis à haute voix ?

-   Si tu veux...

II malaxa le livre un moment avant de le casser en deux:

-       Je sens que père et mère réagissent instinctivement à mon sujet (je ne dis pas intelligemment).

« On hésite à m'accueillir à la maison, comme on hésiterait à recueillir un grand chien hirsute. Il entrera avec ses pattes — et puis, il est très hirsute.

« Il gênera tout le monde. Et il aboie bruyamment.

« Bref— c'est une sale bête.

« Bien — mais l'animal a une histoire humaine et, bien que ce ne soit qu'un chien, une âme humaine. Qui plus est une âme humaine assez sensible pour sentir ce qu'on pense de lui, alors qu'un chien ordinaire en est incapable.

« Oh / ce chien est le fils de notre père, mais on l'a laissé courir si souvent dans la rue qu'il a dû nécessairement devenir plus hargneux. Bah !

père a oublié ce détail depuis des années, il n'y a donc plus lieu d'en parler...

II se raclait la gorge.

      Evi... hum, pardon... Evidemment, le chien regrette à part lui d'être venu jusqu'ici; la solitude était moins grande dans la bruyère que dans cette maison, en dépit de toutes leurs gentillesses. L'animal est venu en visite dans un accès de faiblesse. J'espère qu 'on me pardonnera cette défaillance; quant à moi, j'éviterai d'y ver...

    Stop, l'interrompit-elle. Arrête, s'il te plaît. Arrête.

   Ça te gêne ?

   Oui.

   Pardon.

   Bon. Ça y est. Je te connais à présent...

Elle referma son bloc et ses haut-Ie-cœur

l'assaillirent de nouveau. Elle leva le menton et renversa sa tête en arrière.

   Ça va ?

  Alors... Tu vas te tourner vers moi et t'asseoir en écartant les jambes et en posant tes mains comme

ça.

   II faut que je les écarte, t'es sûre ?

   Oui. Et ta main, tu vois, tu... Tu casses ton poignet et tu écartes les doigts... Attends... Bouge pas...

Elle farfouilla dans ses affaires et lui présenta la reproduction d'un tableau d'Ingres.

      Exactement comme ça...

      C'est qui ce gros ?

      Louis-François Bertin.

   C'est qui ?

    Le Bouddha de la bourgeoisie, repue, cossue et triomphante... C'est pas moi qui le dis, c'est Manet... Sublime, non ?

   Et tu veux que je me tienne comme lui ?

   Oui.

    Euh... Les... les jambes écartées donc... C'est ça ?

    Hé... Arrête avec ta queue... C'est bon... Je m'en fous, tu sais... le rassura-t-elle en feuilletant ses croquis. Tiens, regarde. La voilà...

-Oh!

Petite syllabe déçue et attendrie...

Camille s'assit et posa sa planche sur ses genoux. Elle se releva, essaya sur un chevalet, ça n'allait pas non plus. Elle s'énervait, se maudissait, savait pertinemment que tout ce merdier, c'était du n'importe quoi pour repousser le vide.

Finalement, elle fixa son papier à la verticale et décida de s'asseoir exactement à la même hauteur que son modèle.

Elle inspira une longue goulée de courage et souffla un petit vent défaillant. Elle s'était trompée, pas de sanguine. Mine de plomb, plume et lavis d'encre sépia.

Le modèle avait parlé.

Elle leva le coude. Sa main resta en suspens. Elle tremblait.

- Bouge pas surtout. Je reviens.

Elle courut jusque dans la cuisine, fit tomber des trucs, attrapa la bouteille de gin et noya sa peur. Elle ferma les yeux et se retint au bord de l'évier. Allez... Une deuxième pour la route...

Quand elle revint s'asseoir, il l'observa en souriant.

II savait.

Quelle que soit leur soumission, ces gens-là se reconnaissent entre eux. Tous.

C'était comme une sonde... Comme un radar.

Complicité confuse et partage de l'indulgence...

   Ça va mieux ?

   Oui.

   Alors, vas-y maintenant ! On n'a pas que ça à faire, bon sang !

II se tenait très droit. Légèrement de biais, comme l'autre. Prit sa respiration et soutint le regard de celle qui l'humiliait sans le savoir.

Sombre et lumineux.

Ravagé.

Confiant.

   Combien tu pèses, Vincent ?

   Dans les soixante...

Soixante kilos de provocation.

(Même si elle n'était pas très aimable, c'était une question intéressante : Camille Fauque avait- elle tendu la main à ce garçon pour l'aider, comme il en était convaincu, ou pour le disséquer, nu et sans défense sur une chaise de cuisine en formica rouge ?

Compassion ? Amour de l'humanité ? Vraiment

?

Est-ce que tout cela n'avait pas été prémédité ? Son installation là-haut, le Canigou, la confiance, le courroux de Pierre Kessler, la mise à pied et le pied du mur?

Les artistes sont des monstres.

Allons. Non. Ce serait trop contrariant... Laissons-lui le bénéfice du doute et taisons-nous. Cette fille n'était pas très claire mais quand elle plantait ses crocs dans le vif du sujet, c'était fulgurant. Et peut-être même que sa générosité se manifestait seulement maintenant ? Ouand ses pupilles se contractaient et qu'elle devenait impitoyable... )

II faisait presque nuit à présent. Elle avait allumé la lumière sans s'en rendre compte et transpirait autant

que lui.

   On arrête. J'ai des crampes. J'ai mal partout.

   Non ! cria-t-elle.

Sa dureté les surprit tous les deux.

    Excuse-moi... Ne... Ne bouge pas, je t'en supplie...

    Dans mon pantalon... poche de devant... Tranxène...

Elle alla lui chercher un verre d'eau.

    Je t'en supplie... Encore un peu, tu peux t'adosser si tu veux... Je... Je sais pas travailler avec des souvenirs... Si tu pars maintenant, il est mort mon dessin... Excuse-moi, je... J'ai presque fini.

   C'est bon. Tu peux te rhabiller.

   C'est grave, docteur ?

   J'espère... murmura-t-elle.

II revint en s'étirant, frotta son chien et lui dit quelques mots tendres derrière l'oreille. II alluma une cigarette.

-   Tu veux voir ?